Le Labyrinthe n°1

Par les étudiants du département d’écriture de l’ENSATT, Aurianne Abecassis, Julie Aminthe, Judith Bordas-Morand-Dupuch, Jean-Marie Clairembault, Magali Mougel, Laura Tirandaz ; et les étidiants en L2 et L3 Arts du Spectacle de l’université Stendhal Grenoble 3 avec Thibault Fayner et Samuel Gallet, auteurs

Autour de la pièce Les Fossoyeurs de Mourad Bourboune
LES MÉANDRES DE LA CORRUPTION, par Magali Mougel
La pièce, Les Fossoyeurs de Mourad Bourboune, nous entraîne dans les méandres de la corruption, dans la sombre mesquinerie et les petitesses que l’Indépendance de l’Algérie n’avait pas prévue.
Pour se faire, Mourad Bourboune choisit une forme bien particulière : une farce à la manière de Feydeau. Forme qui n’est pas sans rappeler que « l’histoire de l’humanité est celle des métissages et des syncrétismes spontanés ou imposés ». Comme l’a écrit Ahmed Cheniki : « il n’y a pas de culture vierge. Toute culture emprunte à une autre des traits et des éléments correspondant à son vécu et à son besoin social, des traits qui s’interpénètrent, s’entremêlent, se complètent et évoluent avec les mutations du monde . » Et quoi de plus captivant que d’assister à l’emprunt de cette forme pour mettre en scène l’accumulation d’une crasse et d’un encrassement générés par la manipulation des populations et les deales organisés par les sbires des institutions. Cette forme, l’auteur se l’approprie radicalement. Mourad Bourboune n’hésite pas à injecter dans la structure théâtrale qu’il propose, des éléments de la culture populaire algérienne, notamment des éléments propres au récit du conteur : la manière de narrer, le jeu avec l’ellipse, la démultiplication spatio-temporelle, les changements d’une scène à une autre de registres de langue.
Refusant le développement monocorde d’un seul thème, Mourad Bourboune reconstitue un huis clos imparfait dans une localité singulière : un hammam. Il crée une sorte d’espace interne appartenant à l’univers des personnages mais comportant malgré tout, les caractéristiques d’un espace extra-scénique. Le choix de ce lieu est en effet primordial. Partiellement visible pour le spectateur (car nous n’aurons jamais accès à la totalité de ce lieu), l’auteur joue avec le hors scène et les bruits inquiétants des canalisations, des flux et reflux de l’eau qui viennent ponctuer la pièce, qui bousculent et ballottent les personnages et créent une tension attentive chez le spectateur vers se hors champ pesant. C’est donc au cœur de ce lieu consacré à l’hygiène des corps que Mourad Bourboune choisit de re-contextualiser le délit politique. L’une des intentions des Fossoyeurs est de révéler à quel point la mémoire individuelle des Algériens est minée et condamnée au silence sur ce sujet. Dés lors par cette pièce Mourad Bourboune ré-interroge les fonctions du théâtre. Il en fait un instrument de reconstruction et de questionnement capable de lutter avec raison et humour contre le silence en mettant en scène ce renégat qui nous guette.
La scène, telle que l’envisage l’auteur, est donc un lieu où s’affrontent les philosophies de la vie, et ce, qu’elles soient politiques, sexuelles ou religieuses. C’est donc un théâtre de la parole et de la rhétorique. Un théâtre de la parole qui travaille à dévoiler les travers de la société, à montrer les faiblesses du système et les dysfonctionnements des institutions, à ridiculiser par le rire ceux qui “roulent” sans cesse le petit peuple.
Pour travailler à ce dévoilement, Mourad Bourboune met en scène des personnages fortement singuliers et culturellement situés. Il s’agit de créer un théâtre qui ressemble aux diversités de chacun tout en respectant les limites de chacun. Il ne s’agit pas de faire un théâtre didactique où les personnages seraient manipulés pour soutenir une idéologie. Ce qui compte c’est la nature du conflit, il n’est pas question de savoir si tel personnage est méchant ou bon. Ainsi chaque personnage va tenter de représenter un visage de cette société qu’il s’agit de remettre en cause par le biais d’une critique sociale. Et cette critique se fait loin de l’amertume. Il ne s’agit pas de proposer une peinture naturaliste des mœurs. On notera alors la part belle offerte aux femmes dans Les Fossoyeurs. Les femmes ont souvent eu dans le théâtre algérien une présence certes obsédante mais uniquement spectrale dans l’espace théâtral. Elles sont souvent physiquement les grandes absentes de la scène. Ici, Mourad Bourboune ne les signifie pas par les manifestations des fantasmes masculins mais propose trois entités féminines singulières qui deviennent, en s’interrogeant sur ce qui les construisent conjoncturellement, les portes paroles, de cette discrimination de l’humanité par le sexage et la police des genres.
Les récits se mêlent et s’entremêlent, les histoires personnelles se croisent et se nouent les une aux autres, les contradictions s’affrontent, mettent en scène une société caractérisée par une sorte de schizophrénie collective. Ici ce qui rôde ce sont les imprévus d’une révolution mise à mal par l’arbitraire, le népotisme, l’opportunisme, l’hypocrisie.
Avec Les Fossoyeurs, Mourad Bourboune renoue alors avec le cheval de bataille de Kateb Yacine : « Une pièce taillée dans la langue de chaque jour, celle de la rue, des ouvriers. […] L’écriture directement issue de la langue dialectale se nourrissant d’elle pour en faire un matériau de premier choix pour un théâtre populaire. Faire resurgir du fond de l’oued ses savates pour apprendre à marcher et faire que ce théâtre sache frapper dans les tibias . »
COMMENT SE LIBÉRER DE SES LIBÉRATEURS?
Entretien avec Jean-Marie Boëglin et Mourad BourbouneLabyrinthe (gazette du festival) : Kateb Yacine déclarait en 1957 que seule la tragédie était capable de représenter la situation algérienne. Quarante ans plus tard, dans votre pièce, on a l’impression qu’il n’y a plus que la comédie, le burlesque qui puisse témoigner de la situation en Algérie.

Mourad Bourboune : Le rythme s’est imposé à moi. En fin de compte on ne choisit pas. Le sujet lui-même impose le rythme. C’est une pièce essentiellement faite sur la corruption. Donc j’ai préféré cette version : il faut faire rire à propos des tyrans et non pas faire trembler, de mon point de vue. Je suis d’accord avec Brecht. Il n’y a pas de raison de faire des tragédies de tueurs, d’assassins et de choses comme ça. Il faut les traiter par le mépris.

Labyrinthe : J’ai le sentiment qu’il y a, dans votre pièce, deux visions qui s’opposent : l’idée que finalement l’homme n’est qu’un prédateur pour l’homme, et l’autre qui serait qu’il puisse aussi être autre chose. Et j’ai l’impression que dans la pièce, il y a une ouverture possible, même fragile, avec le personnage de Jamal.

MB : Oui, c’est Malika qui lui ouvre les yeux. Lui il veut réussir, il veut gagner. Il hésite finalement à être un requin. S’il y a une conscience politique, c’est Malika. Et puis il y a le grand El Kébir qui représente le requin dans toute sa splendeur. Il dit une phrase qui fait frémir : « la vie, cette salope, qui enfin a fermé sa gueule ». El Kébir, qui veut dire « le grand », c’est un petit morceau de socialisme mal digéré, un petit morceau de Coran, un petit morceau de fascisme. Il fait une tambouille avec ça. Vous trouvez ces discours en lisant les textes de Mouloud Kacim. Je n’ai rien inventé. Pour eux, toute idée, toute idéologie doit être au service de leur prédation. Tout ce qui les aide là dedans est bon à prendre.

Labyrinthe : C’est votre première pièce de théâtre. Est-ce que ça a été un choix au départ ou bien est-ce au cours de l’écriture que la forme s’est imposée ?

MB : Je crois que l’idée que Boëglin était ici, à Troisième Bureau, m’a aidé. Sinon, j’en aurais peut-être fait un scénario ou une cocotte-minute je ne sais pas ! Un jour je lui ai téléphoné et je lui ai dit : « Tiens au fait, j’ai une pièce pour toi ».

Labyrinthe : Je voudrais revenir sur la place de la jeune génération dans votre pièce. Il se dégage effectivement un pessimisme de la pièce mais en même temps la part belle est faite aux jeunes et aux femmes. Ils s’échappent et on se dit qu’il y a peut-être une possibilité quelque part pour eux de s’en sortir.

MB : Le gros problème de cette génération c’est comment se libérer de leur libérateur ? On leur a volé leur pays et cela au nom de ceux qui se sont emparés du principe de libération. « J’ai libéré ce pays, il est à moi ». C’est exactement ce qui est dit dans la pièce. Comment tourner la page ? Comment les mettre à la porte ? Et celle qui est le plus proche de ça c’est Malika. Jamal la rejoint. Il essaie de trouver un parrain, il essaie un peu tout le monde mais à chaque fois, elle lui montre les choses. Il y a aussi ce petit bricoleur qui représente la classe ouvrière. A la fin, il hésite entre un petit appartement et la liberté. Il va vers El Kébir qui lui propose un appartement et Malika le rappelle et lui dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Où tu vas ? Lâche ces miettes». Et à la fin, il hésite toujours. Donc la prise de conscience n’est pas encore faite.

Jean-Marie Boëglin : Je pense que c’est une grande pièce car il ne s’agit pas de symboles au sens tout bête du terme. Les symboles, c’est la vie réelle. Toute la pièce est scandée par les coupures d’eau. Et quand on vit en Algérie, à Alger surtout, c’est terrifiant parce que pendant trois ou quatre jours, on a des coupures d’eau, sauf certains quartiers réservés. Quand les Français sont partis, ils sont partis avec les plans des canalisations d’eaux !

MB : La question de l’eau et du logement est encore un problème. Les pénuries sont des modes de gouvernements. Un cadre vendrait sa mère et se vendrait lui-même pour un deux pièces cuisine ; ça c’est certain.

Labyrinthe – Votre pièce a-t-elle déjà été représentée en Algérie ?

MB : Le Théâtre national d’Algérie a pris la pièce sans avoir les droits. Ils l’ont adaptée, ils l’ont jouée dans le Sud de l’Algérie, dans le Sahara. Je suis en procès contre eux. En procès contre mon pays. Le texte a été adapté an arabe. Je n’ai jamais réussi à avoir le texte réel qui a été joué. Il y a un minimum de respect envers les gens. J’ai écrit à l’office national des droits d’auteurs en leur demandant qu’ils portent plainte en mon nom. Ils ne l’ont pas fait, alors j’ai porté plainte personnellement. Tout de même, me faire traiter comme ça alors que j’étais un de ceux qui ont créé le Théâtre national d’Algérie. C’est un drôle de retour de manivelle. C’est un peu triste mais il faut de temps en temps défendre les principes. Pourquoi le TNA prend une pièce sans consulter l’auteur, l’adapte ? Je n’ai pas été prévenu. Je ne sais pas comment ils l’ont adapté. Ils ont pu sabrer.

Autour de la pièce Écho-système de Marie Dilasser
JE VEUX SAVOIR QUI EST PAULE KADILLAC par Samuel Gallet
Au fond, il en est peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leurs conceptions du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir grand chose. On pourrait même prétendre qu’ils ont été trompés, car on n’arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l’ont fait; elles auraient aussi bien pu tourner autrement; les événements n’ont été que rarement l’émanation des hommes, la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances, de l’humeur, de la vie et de la mort d’autres hommes, ils leur sont simplement tombés dessus à un moment donné.Robert Musil.
L’homme sans qualité. ( Tome 1 )

Dans Crash Test, Brit’ Butum est ouvrière dans une usine de volailles. Un matin en se rendant à l’usine, sa voiture heurte celle d’Arsène Droch, manager stratégique de l’entreprise. Brit’ et Arsène qui ne s’étaient jamais rencontrés se retrouvent soudainement plongés côte à côte dans le coma. Entre la vie et la mort, ils se parlent et cherchent à savoir qui ils sont. Les identités se déconstruisent, se remodèlent, se réinventent, se contredisent et s’atomisent. Dans Me zo gwin ha te zo dour ou quoi être maintenant?, Paule Kadillac désire éperdument faire l’amour avec son voisin « pédé ». Elle demande alors à sa mère Elfie Rhazad (amante de Brit’ Butum actuellement en Russie) de la remettre dans son ventre et de lui fabriquer un vrai sexe d’homme. Dans Le chat de Shrödinger en Tchétchénie, Arsène Droch, colonel de l’armée russe, tombe éperdument amoureux de la jeune tchétchène Elfie Rhazad, qu’il ne peut aimer qu’en la tuant. Dans Drôle d’état, il se découvre femme pendant que Paule Kadillac et Elfie Rhazad batifolent.

Paule Kadillac, Brit’Butum, Arsène Droch, Elfie Rhazad, mais aussi Paddy Mac Doom, Boruta Priscillone, Iyi et Oyo, I et On, Quelqu’un, sont les membres de cette tribu nomade et déglinguée se baladant d’histoires en histoires, de sexes en sexes, de professions en professions, de nationalités en nationalités. Voleurs et voleuses d’identités, formes en perpétuel devenir, ces énergumènes ne cessent de changer d’âge, de relation et de condition. S’il y a une chose de sûre dans l’univers de Marie Dilasser, c’est bien que ses protagonistes ne savent pas pourquoi ils sont ce qu’ils sont. Alors ils se débrouillent. L’idée de l’identité comme accident évoquée par Robert Musil est au coeur de cette dramaturgie. Chaque pièce peut être entendue comme une variation, une hypothèse instable, une nouvelle potentialité d’êtres.

Marie Dilasser parle beaucoup de Francis Bacon. Du geste de déformer les corps, de déconstruire les motifs, de remodeler les figures pour révéler leur instabilité ontologique. S’originant dans une révolte face à ce qui réduit l’individu à quelques pauvres caractéristiques sexuelles, familiales, administratives, ce théâtre pourrait se contenter d’être un appel d’air et une attaque en règle contre une société assignant chacun à résidence étroite et surveillée. Mais plus qu’un simple cri d’indignation (légitime), il travaille à montrer comment l’identité se construit au coeur de la communauté. Comment l’individu est pris dans des relations de groupe et que c’est toujours avec le groupe qu’il dialogue. Les protagonistes de ces pièces sont toujours réunis dans un microcosme très précis. Ils sont reliés, et c’est ensemble, en fonction les uns des autres, qu’ils se cherchent et s’inventent. À cette lumière, rien d’étonnant d’entendre Marie Dilasser déclarer ne pas se sentir très à l’aise dans l’écriture de monologue. Son théâtre est un théâtre de groupe. Un théâtre de la confrontation de l’individu avec le groupe, de l’individu dans le groupe, un théâtre qui travaille sur des relations. Jamais un théâtre de l’Homme ou de La Femme seul(e).

Comment survivre dans le désert ? Où sont mes tribus ? Comment disposer mes tribus ? Quelle est ma place dans la meute ? Suis-je au centre ou à l’extérieur de la meute ? S’interrogeait en substance le philosophe Gilles Deleuze dans l’Abécédaire à propos du désir et des territoires.

La très belle scène 3 d’Echo-Système où chacun raconte son expérience de la maternité (hommes et femmes confondus bien évidemment) et où Elfie Rhazad est rejetée après avoir annoncé sa stérilité, exprime bien ces phénomènes d’intégration ou de rejet au sein du groupe sur lesquels travaille ce théâtre. Dans Me zo gwin… également, Paule Kadillac, persuadée que son voisin ne saurait l’aimer si elle n’a pas de vraie bite, parvient après bien des engueulades avec sa maman, à se dégoter une bite et une barbe. C’est alors qu’elle découvre que son amoureux transi Boruta Priscillone s’est transformé en femme pour ne pas la perdre. L’identité est question de stratégie politique et amoureuse.

Faire entendre les mouvements d’assignation à des rôles, les transferts d’énergies, les déplacements d’identités que le vivre ensemble produit est un des enjeux centraux de l’écriture de Marie Dilasser. Comment la présence de l’autre me transforme ? Comment cette transformation est contagieuse ? Comment est-elle stratégie soit pour se faire accepter, soit pour accepter, soit pour se protéger d’autrui? La métamorphose perpétuelle dans ce théâtre s’adosse toujours à des enjeux de groupe. Il ne saurait être question d’une simple velléité de liberté individuelle, d’une petite revendication exaspérée de l’individu face à ce que le monde fait de ses aspirations. Ces personnages/énergumènes (ou comme il vous plaira de les appeler) délirent ensemble le monde et se délirent eux-mêmes en délirant ses attentes muettes. Nous sommes inadéquats ne cessent-ils de répéter. Nous ne sommes pas des inadaptés au monde mais des inadéquats. Nous sommes des inadéquats chroniques. Nos vies sont des pâtes à modeler que des mains étrangères ne cessent de modeler sans toujours s’en rendre compte. Des mains que nous croyons connaître, que nous croyons parfois aimer ou haïr, des mains que nous ignorons. Vivre, c’est ne jamais cesser de s’inventer des êtres, des identités successives, c’est en fait ne jamais pouvoir être soi, c’est déborder et déconner en permanence. L’individu ne serait envisageable qu’en son débordement, qu’en sa tentative permanente à arriver à une stabilité qui n’existe pas. L’Homme ou la Femme ne pourraient être envisagés qu’en termes probabilistes.

Je veux savoir qui est Paule Kadillac avait répondu Marie Dilasser à une question portant sur son projet d’écriture. Pour corser l’affaire, elle souhaite également savoir qui sont tous les autres. Pressentant qu’une vie entière ne pourrait venir à bout de l’entreprise, nous lui avons demandé jusqu’à quand au moins pensait-elle travailler avec les mêmes totems. Elle nous a alors répondu qu’elle cherchait à épuiser le système, à l’user jusqu’à la corde. Trouver peut-être enfin un endroit où ils pourraient être. Disparaître ? Affaire à suivre.

Samuel Gallet.

ÉCHO-SYSTÈME OU L’INVENTION D’UN MICROCOSME, par Magali Mougel
Avec le naturel des saisons qui reviennent, chaque matin des enfants se glissent entre leurs rêves. La réalité qui les attend, ils savent encore la replier comme un mouchoir. Rien ne leur est moins lointain que le ciel dans les flaques d’eau. […] Pourquoi n’y aurait-il plus de jeunes gens assez passionnés pour déserter les perspectives balisées qu’on veut leur faire prendre pour la vie ?Annie Le Brun, Du trop de réalité, Folio, 2000, p. 9.

Si une sorte de question se pose à nous, c’est bien la suivante : qu’est-ce que cette pièce de Marie Dilasser, Echo-système, fait au théâtre et que cherche-t-elle à lui rendre ?
Echo-système peut être lue et vue comme une tentative de mettre en scène et de joindre des incompatibles en faisant des thématiques de la vie retirée dans les collines, la reconduite des émigrés aux frontières de l’Europe, la chasse à la palombe, le gavage médiatique : des vases communicants. Et comme attirés par ce grabuge d’événements, les sept personnages de cette pièce viennent mettre en jeu et en mouvement ces éléments appartenant à notre réalité.
Marie Dilasser développe ainsi un univers plastique, sauvage et animal qui même s’il nous ressemble et se construit non loin de nous, entre en frottement et s’accroche avec nos horizons d’attente, notre regard de spectateur de théâtre, parfois trop confortés dans notre appréhension de la réalité.
Car Echo-système, c’est d’abord l’invention d’un microcosme. Celui-ci est régi par les codes d’une mythologie à la tonalité populaire. Il contribue au déploiement d’un univers hallucinatoire fonctionnant selon une logique propre. Il vient nous rappeler la faillite de ces pensées rationnelles, qui constituent encore notre mode de perception de la réalité bien qu’elles n’aient pas réussi à changer l’ordre des choses.
Echo-système met donc en relief cette forme d’aliénation à laquelle nous sommes assujettis de façon insensible. Cette aliénation réside dans le fait que nous omettons que chaque conséquence a sa cause, qu’il existe des correspondances irrévocables entre la culture médiatique et l’absence de palombe lors d’une chasse à la palombe, que ce qui donne du style à ce qui n’a pas d’allure est déjà une forme d’aveuglement pour conformer les êtres à la réalité et à tendre des embuscades à l’irréalité de nos désirs. Nous pourrions, dès lors, écrire que le travail de Marie Dilasser réinjecte sur la scène du théâtre un peu de hasard objectif car, il tente de désigner des relations observables entre des phénomènes concrets. Aussi, Echo-système s’amuse de ce qu’Annie Le Brun appelle le « retournement du langage » (au sens policier du terme), de ce langage qui ne fait que nous désinformer sur nous-mêmes et nous désapprendre à discerner le monde qui nous entoure.
Avec ces sept énergumènes porteurs et acteurs de l’action d‘Echo-système, Marie Dilasser dépouille cette sordide réalité qui nous a, bien avant, dépouillée. Comme une sorte de reprise individuelle, cette écriture malaxe, dépiaute, pousse radicalement dans ses retranchements les fonctionnements sociétaux jusqu’à ce qu’ils tombent en ruine devant un imaginaire musclé. Ce dernier prend le dessus pour inventer d’autres possibles dans cette démonstration d’aliénation à un trop de réalité. Echo-système rappelle donc un impératif catégorique : nous ne devons pas oublier que c’est de la question de la représentation que dépend notre liberté.