Le Labyrinthe n°2

Par les étudiants du département d’écriture de l’ENSATT, Aurianne Abecassis, Julie Aminthe, Judith Bordas-Morand-Dupuch, Jean-Marie Clairembault, Magali Mougel, Laura Tirandaz ; et les étidiants en L2 et L3 Arts du Spectacle de l’université Stendhal Grenoble 3 avec Thibault Fayner et Samuel Gallet, auteurs
Pavages 1. Autour du texte de Laura Wade, par Julie Aminthe
En attente d’expiration…

« Mais qui sait si vivre n’est pas ce qu’on appelle être mort, et être en vie ce qu’on appelle mourir — à ceci près pourtant : chez les mortels, ceux qui voient le jour souffrent, tandis que les défunts ne souffrent nullement et que leurs malheurs ne s’accroissent pas. »
Euripide. Fragment de Phrixos, 833.

Hier, mercredi 27 mai, à 20 heures, les comédiens de Troisième Bureau nous ont offert la plaisante occasion de découvrir l’univers de Laura Wade, à travers une mise en lecture de sa pièce : Des cadavres qui respirent (Breathing Corpses), dirigée par Nicole Vautier. S’ensuivit une rencontre, à 22 heures, avec la jeune dramaturge anglaise, accompagnée de ses deux traductrices : Blandine Pélissier et Kelly Rivière, et de l’interprète Michèle Ingman.
Pour ce qui est du texte lui-même, sorte de thriller littéraire à suspense, sombre, ironique et mordant, à l’intérieur duquel s’entrecroisent six personnages aux destins funestes ; en donner un récapitulatif n’est pas chose aisée. En effet, refusant la linéarité au profit de sauts perpétuels en avant et en arrière dans le temps, sa structure est délibérément désordonnée. Cependant, tout au long de ce puzzle marqué du sceau de la mort, tantôt réelle, tantôt fantasmée, sont malicieusement distillés des indices, nous permettant, pas à pas, de lever le voile sur les différentes zones d’ombre qui jalonnent le récit, lequel finit par s’emboîter comme s’emboîtent les poupées russes.
Mais, suivre le brillant jeu de pistes mis en place par l’auteure ne constitue pas tout l’intérêt de la pièce. Pour s’en convaincre, il suffit de garder à l’esprit la réplique de Sophocle, prononcée par le messager dans le dernier épisode de son Antigone, et citée par Laura Wade en exergue : « Quand un homme a perdu ce qui faisait sa joie, je tiens qu’il ne vit plus. C’est un cadavre qui respire. ». Ainsi, bloqués dans une banlieue sinistre où ils ont oublié de vivre, coincés dans leur fastidieux quotidien comme dans des cercueils exigus , les personnages de la pièce, entraînés malgré eux dans un cycle de décès liés les uns aux autres par un déterminisme infernal, vont voir le cours de leur existence bouleversé par la « rencontre », frontale ou tangente, d’un cadavre. Certains vont, à leur tour, devenir victimes. D’autres vont assister, impuissants, au tragique ébranlement émotionnel de leur proche. D’autres encore vont devenir bourreaux. Tous vont souffrir… à mourir.
La raison ? À la vue du « spectacle » auquel ils ont, de près ou de loin, involontairement assisté, la plupart d’entre eux, profondément perturbés, sont en proie à un sentiment de culpabilité qui les ronge. Ils ont la douloureuse impression, bien qu’ils n’aient pas choisi de se retrouver dans leur situation, d’être néanmoins, tels des dieux tout-puissants qui auraient ouvert par mégarde la boîte de Pandore, à l’origine du trépas de la dépouille qu’ils ont trouvé. Emma, par exemple, jeune femme de chambre romantique attendant désespérément qu’un garçon l’emmène en Porsche loin de sa vie, est surnommée par son patron « l’ange de la mort », car elle est tombée nez à nez sur deux cadavres en très peu de temps d’intervalle ; d’où ses propos, à la scène 1 : « Oh merde. Ça ne va pas recommencer. ». Jim, quant à lui, patron d’une entreprise de self-stockage, marié à Elaine qui s’ennuie sévèrement depuis le départ de leurs deux fils pour la faculté, ne parvient pas à se remettre de la vision de la jeune femme décédée découverte dans un de ses box à louer. Fuyant la discussion, et les espaces clos, d’où l’enlèvement compulsif de toutes les portes de chez lui, il ne cesse de ressasser le même refrain : « Peut-être que si je ne l’avais pas trouvée, peut-être qu’elle ne serait pas morte. » ; « Peut-être, dans cette seconde où j’ai ouvert la caisse, peut-être que- Si je ne l’avais pas ouverte, peut-être qu’elle aurait déboulé chez elle deux jours plus tard, elle aurait- Peut-être qu’elle- Je ne sais pas, qu’elle voulait juste prendre le large un moment. »… (Scène 4).
Par conséquent, le texte de Laura Wade repose sur l’expérience du chat de Schrödinger qui démontre le bien-fondé de ce que ressentent ses personnages : l’observateur est un acteur nécessaire à la réalité, et, par là même, l’existence de tel ou tel être est suspendue à son regard. Par exemple, un chat, si l’on en croit la mécanique quantique, après avoir été enfermé dans une boîte avec un dispositif qui le tue dès qu’il détecte la désintégration d’une particule radioactive, laquelle a une chance sur deux d’avoir lieu au bout d’une minute, serait simultanément dans deux états : mort et vivant, tant que l’ouverture de la boîte, qui déclenche le choix entre les deux états, n’a pas été faite. Nous comprenons mieux alors l’auto-accusation que s’inflige Jim et les autres, car, à leurs yeux, chacun des trépassés, avant d’être sorti de leur box, ou privé de leur drap, ou dégagé de leur haie… était encore sain et sauf, bien que déjà moribond, c’est-à-dire mort-vivant.
Enfin, la grande force de ces Cadavres qui respirent
se fonde également sur le rapport évident qui existe entre cette pièce et l’œuvre d’Euripide. En effet, toutes deux rappellent que nous ne choisissons pas notre destin, auquel nous ne pouvons rien, parce qu’il est la conséquence du hasard . En outre, leur conception de la vie est semblable : notre existence ne nous offre que le privilège de la douleur, laquelle fait naître en nous un sentiment d’irréalité et d’incertitude face à ce que nous sommes. Le monde des vivants, identique à celui des morts, n’est donc plus constitué que de formes fictives et évanescentes, sans consistance aucune. Ainsi est abolie la différence entre être et néant…

H – Pavages 2 – autour du texte Terminus Dublin par Aurianne Abecassis.
Quand dire, c’est dire

Qui sont ces personnages, qui viennent nous apostropher pour, tour à tour, à travers des monologues entrelacés, nous raconter leur histoire ?
Et d’ailleurs, sont-ils encore des personnages ? Qui sont A, B, et C ?
Ce ne sont ni des silhouettes, ni des figures, ni des motifs, en ce sens qu’ils ont toutes les caractéristiques de la conception d’un personnage au sens classique du terme – identité stable, histoire singulière, psychologie – mais ne sont néanmoins plus tout à fait des personnages.
Ils semblent être des passeurs, traversés par une parole, un passé, une histoire, dont ils seraient les messagers ; mus par la nécessité de dire, de raconter, de nous raconter – à la manière d’un one man show, à cela près qu’il s’agirait d’un « two women and one man show ».
Passeurs parce que, même s’ils feignent de nous dire leur histoire, une certaine dépersonnalisation se joue, une distance palpable, une organisation du temps et de l’espace trop réglée, un déraillement dans l’identification du passeur à sa supposée histoire.
Avec Terminus Dublin, si l’auteur irlandais Mark O’Rowe pose la question du statut du personnage, il pose aussi la question de la narration. A, B et C n’ont pas l’air d’avoir de corps, et la seule véritable action qui se joue pour eux est de dire, et pourtant le langage n’est pas abordé dans sa valeur performative. Pour ces passeurs, dire n’est pas faire, dire ne change rien à ce qui est.
Leur parole est distribuée par une projection scénique du texte : chaque lettre, chaque voix que sont A, B et C ne peut se faire entendre que lorsque la lumière s’allume sur elle, et est contrainte à s’arrêter lorsque la lumière, en s’éteignant, impose le silence.
Lorsque ce dispositif donne la parole, tout est relaté, jusque dans les moindres détails, dans une langue crue, violente, aux allures de polar, une langue travaillée jusque dans le son – jeux de mots et autres assonances qui donnent au texte, et à ses passeurs, un souffle tout particulier.
Pourtant Terminus Dublin n’est pas non plus un polar, il n’en a pas les codes, et ce flot de parole déversée, racontée, exhibée bascule brusquement dans le fantastique, lorsque ces histoires, au premier abord hyper-réalistes, glissent là où on ne les attendait pas : C a fait un pacte avec le Diable, B a couché avec un démon. D’ailleurs, ne nous parleraient-ils pas depuis l’Enfer ?

Et la mort dans tout ça, la mort que chacun des trois protagonistes croise directement sur son chemin – victimes et meurtriers à la fois – est le terminus immanquable de ces vies bouillonnantes et infatigables. Et le moment précis de la mort qui advient pour chacun, minutieusement raconté, éclaire les liens de parenté ou les relations qui lient A, B et C. Sur eux, pas de jugement moralisateur, impossible d’ailleurs pour le lecteur d’en avoir, puisque les enjeux sont placés ailleurs.
Mais si l’on peut entendre cette parole qui vient de l’Enfer, où sommes-nous exactement, nous qui la recevons ?
Et, avec le statut qu’il donne à ses personnages, Mark O’Rowe ne remet-il pas en question ce qui structure le genre théâtral, ses limites et ses possibilités ? Aujourd’hui, quels sont les marqueurs et les frontières de la théâtralité ?
Si les personnages n’en sont plus vraiment et que le texte de théâtre puise pêle-mêle dans les codes des autres genres de littérature, où sont les contours de la théâtralité ?