Chronique 3 – C’est quoi le problème?

Théâtre et réalité

Le vertige du multiple

En 1935, on trouva à Lisbonne dans une malle poussiéreuse plus de 27 000 textes ayant été écrits par Bernardo Soares, Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Ricardo Reis, qui consentirent à être regroupés par les biographes sous le nom d’un employé d’un bureau comptable de la rue des Douradores, Fernando Pessoa.

Il est toujours tentant de relier l’œuvre à la vie de l’auteur – du moins aux traces qui nous restent ou qui nous parviennent. Que sait-on réellement de la vie d’un individu au travers de ses courriers, photos, ou bien du témoignage d’une logeuse ou d’un membre de sa famille qui l’a vu grandir depuis sa plus tendre enfance… Bien-sûr quelque chose échappe toujours, la complexité de l’individu apparaît bien plus évidente – en tout cas effective – quand l’auteur se choisit des hétéronymes et assume dans son œuvre la pluralité de ses fantasmes.

Multiplicité que certains puristes ou moralistes voudraient confondre avec le mensonge, comme si la vérité d’un être devait / pouvait coller à sa réalité. « J’ai dit que je vivais double. (…) Qu’il m’arrive réellement ceci ou cela, qu’importe puisqu’en même temps, il m’arrive autre chose. (…) Et vivre ne m’est supportable qu’à ce prix. J’ai ce privilège depuis ma plus tendre jeunesse. »1 disait Desnos, prenant plaisir à décevoir les biographes et les historiens. Peu importe alors la réalité historique d’ailleurs, car l’histoire, tout autant que la mémoire ne constitue qu’une laine que l’auteur tisse, plus ou moins consciemment, avec le langage et la sensibilité qui sont les siennes. A nous de nous moquer de la réalité d’une vie et de croire davantage à ce que l’auteur est au moment où il écrit, à l’univers qu’il agrège en écrivant.

Je voudrais pour finir parler d’un poème qui me plaît beaucoup intitulé Chasse à l’éléphant de Blaise Cendrars publié en 1924. J’éprouve beaucoup de plaisir à lire ce qu’il raconte de ce safari, de sa maladresse, du bruit strident des branches cassées, du rideau de la brousse qui se referme, des ronces qui sont des murailles. Je sais que Cendrars me ment, qu’il a à peine posé le pied en Afrique et qu’il n’a ainsi jamais participé à une chasse. Mais le poème me plaît, et cela me plaît aussi d’imaginer ce poète mythomane en train d’écrire les soubresauts de l’animal à terre, cela me plaît de le savoir en train de respirer l’odeur de la savane, de mesurer le cœur énorme de l’animal qu’il vient de tuer et d’écouter le bruit des intestins des bêtes, tout cela pour revenir à sa table et poser enfin son stylo, une fois le poème écrit, les éléphants se taisent, la savane s’éloigne et Cendrars redevient ce manchot qui a perdu son bras dans cette guerre qui déchirait l’Europe il y a tout juste 100 ans.

Nous voici donc rassurés : dans ce temps linéaire qui nous envoie de jour en jour plus près de la tombe – en lisant, en écrivant, au moins aurons-nous eu – l’espace d’un instant – d’autres vies, d’autres yeux pour contempler, d’autres cœurs pour éprouver, et au cours de cette triste ligne droite, au moins aurons-nous eu le plaisir de quelques arabesques.

1 Robert Desnos, Nouvelles Hébrides, Coll. Quarto, Gallimard