LA BRECHE N°4

EDITO

from : lazgazette@.fr

A 2h, heure du méridien de Greenwich un mail est envoyé d’un motel pourri de Los Angeles où John s’abandonne dans la contemplation du jazz et des moquettes brunes→L’accusé de réception le confirme→Mail reçu dans la minute qui suit au Liban près d’une rivière calme et irradiée→Instantanément une secrétaire neurasthénique portant d’adorables chaussures roses qu’elle ne remettra plus, compose un numéro précédé de 00034 →la sonnerie résonne dans la banlieue de Sapporo, au Nord du Japon→ soudain, un site publie la nouvelle, transmise→Entre temps, le message est intercepté par la base aéronautique chilienne→immédiatement diffusé à l’ensemble des satellites en orbite au dessus de la planète→Brandon, 27 ans , Hacker, et adepte de jeux en réseau et d’onanisme naïf parvient à pirater l’information et en dévie la trajectoire→17h, heure française un signal sonore prévient les membres de Troisième bureau, ils ont reçu un nouveau message→ quelques secondes et quelques gestes plus tard, la gazette jaillit toute chaude de la CANON HP 341-11, elle prend le tramway dans nos sacoches, ballottée dans la foule orageuse, pour arriver dans vos mains curieuses, là, maintenant.
La complexité et l’immensité du réseau virtuel dans ce monde globalisé et glouton dépasse tout ce que l’on peut imaginer au quotidien.
A défaut du voyage, nous voilà pigeonnés.
Mais ce soir, Sakate est là.

Troisième barreau à gauche

Nous sommes une quarantaine dans la salle polyvalente du centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier, 16 membres du Troisième Bureau, 8 du personnel pénitentiaire, et une quinzaine de détenus répartie sur les bancs prévus pour le « spectacle ».
Quelques mots de Bernard Garnier, dont la voix pourtant tonitruante peine à couvrir les bips, clics, clacs, et autres grincements, cris et brouhaha de foule et de pas extérieurs incessants, pour expliquer aux auditeurs le déroulement des deux heures à venir. La lecture de L’Utopie provisoire démarre. Présentation des auteurs : 100 000 $ Y, HB 144, Jack Daniel’s dix ans d’âge, 8000 Euros, El Escro, avec l’aimable participation de Samuel Gallet et la complicité de l’Archiviste.
Il y a dans ce texte une dynamique très forte : la dynamique de l’impuissance, qui contraste avec comme un instinctif élan d’espoir. Cette didactique permet de se questionner sur la difficulté de trouver sa position par rapport à un monde qui, par la déception qu’il engendre, peut pousser à la résignation, mais que, malgré tout, on ne peut s’empêcher de vouloir améliorer, envahi par ces incontrôlables pulsions de vie.
Les notes d’humour ubuesques, parfois grinçantes nous rappellent à la réalité d’un monde empreint de ridicule et hanté par la sournoiserie humaine.

Sur la quinzaine de détenus présents à la lecture, sont venus les cinq auteurs ; impressionnés d’entendre leur pièce lue par les comédiens et agréablement surpris du rendu de leur travail.
L’écoute est attentive et on pourrait traduire certains regards de spectateurs envers les auteurs comme de l’admiration, voire de l’envie.
Sincères et nombreux applaudissements.
« Pourquoi les autres détenus ne sont-ils pas venus ? »
« Ben, ils ne savaient pas que ce serait aussi bien. »

La lecture d’Urbi parvient, malgré un bruit environnant de plus en plus conséquent, à retenir l’attention des auditeurs contents de « ne pas avoir passé la journée à fumer clope sur clope dans [leur] piaule ». Cette intervention théâtrale au sein de la prison semble avoir sorti ces personnes du carcan d’un quotidien morne, répétitif et pesant. Nous savions, de toute évidence, qu’il est nécessaire d’entretenir dans les prisons un rapport à l’art et à la culture non seulement pour conserver un lien entre ces lieux et la société mais aussi pour proposer un regard nouveau, le regard artistique, à des personnes jusque-là confrontées au monde par la seule vision qu’en donne le petit écran installé dans leur cellule.
Les problématiques que posent immanquablement les événements artistiques en prison sont délicates. Le théâtre ne doit jamais être – et ce qu’il n’est pas dans la démarche de Troisième Bureau – un alibi culturel. Une expérience d’une grande richesse qui nous renvoi immanquablement à la question de notre place en tant qu’artisan de théâtre, à notre rôle, à l’endroit d’où nous parlons du monde.

Prix des lycéens: la réponse de Fabrice Melquiot

Reims, 14 mai 2008,

Chers Thomas, Aurélie, Thibaud, Cyril, José, Jonathan, Laurent, Ewan, Azra, Arnaud, Richard, Nathalie, Robin, Sofien, Aurélien, Joan et les autres,

D’abord, permettez-moi de vous remercier pour vos lettres, vos questions, vos impressions, suite à votre lecture d’Autour de ma pierre, il ne fera pas nuit.
Je suis toujours touché lorsque je reçois ainsi l’écho d’une curiosité, un intérêt critique, de la part de jeunes personnes.
En guise de réponse, voici quelques pensées fragmentaires, et une surprise.

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La pièce est un portrait. Le portrait d’une ville : Naples. Dans laquelle j’ai vécu. Portrait de ville esquissé à travers celui de personnages. Ville de contrastes, de secrets, de fraternités tuantes, où la tradition familiale impose à la jeunesse ivre de désir d’emprunter des chemins de traverse, d’inventer des nids d’amour, ville d’amour, ville sensuelle, et davantage : sexuelle. Alors la pièce, c’est aussi un miroir à plusieurs faces, de notre sexualité. Pour ça que la mort est si présente. Parce que c’est une pièce sur le désir.

Je crois que les poètes sont des artisans. Ils érigent des édifices. Dérisoires. Avec de l’invisible. Des formes aventureuses. Des langues, au nom de l’étonnement. Pour étonner l’autre et parler par-dessus les fossiles. Je crois que les poètes devraient être aussi nécessaires à chacun que les boulangers. Je crois que les poètes sont des tueurs, des dragueurs, des égarés, des chercheurs, des fous. Et il n’y a que ça de vraiment bon : les fous. Parce qu’ils tirent la vie hors de la banalité.

Elvis Presley est un fantôme. Eternel. Il veille sur les personnages. Il les accompagne. C’est le Charon de la pièce. Avec lui, on traverse le fleuve.

Laurie est la vraie criminelle de la pièce. Puisque le plus grand crime est de déchiqueter un cœur quand on pourrait l’épargner, comme dit Hélène Cixous. En toute innocence, tuer. Parce que c’est comme ça. Figure du destin. Femme piège. Piégée elle-même. Oui, l’innocence est mortelle.

Il ne faut pas chasser des poèmes les mots malfamés, oser les ruptures de langage, les passages, les glissements, entre le noble et le trivial, le rugueux et le délicat. Alors oui, des putains, mais des putains qui cherchent des chrysolites, et la merde sous les étoiles.

Pour comprendre la mort de Dieu, il faut mettre le nez dans Nietzsche. A l’occasion, allez-y. Tranquillement.

Ce qui demeure, ce sont des rêves préfabriqués, une Suisse de catalogue d’agence de voyages, des rêves sur mesure. Qu’il faudrait casser, pour aller sous l’écorce imposée par la table commune ; trouver sa table à soi, oser manger à l’écart. Mais la mort frappe avant.
Je pense à ces garçons, ces filles, qui quittent leur pays pour entrer dans une image.

Il ne faut pas se préoccuper du « désordre temporel ». L’intrigue a moins d’importance au fond que le chemin d’âme des personnages avec lesquels on fait connaissance, et qui nous accompagnent et qu’on accompagne. Ce qui importe, c’est d’entrer en eux.

Juste, oui, c’est sans doute un peu moi. Mais Laurie aussi. Et Lullaby. Et Dan. Ivan. Dolorès. Tous, au fond. Je suis même un tantinet Elvis Presley.

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Pour finir, la surprise :

Je vous envoie la nouvelle version du texte.
La première édition du texte est en voie d’être épuisée ; mon éditeur va donc déclencher un second tirage. Il m’a demandé si je souhaitais reprendre des choses, revisiter les lieux. Ce que j’ai fait, ce que je fais toujours.
Car ce sont davantage des textes que des œuvres. Bref, de la matière vivante, malléable, ouverte.
Ces pièces seront achevées le jour où je rejoindrai Elvis pour partager sa salade de pissenlits.
En attendant, voilà.
Vous verrez – si vous le souhaitez – pas mal de choses ont bougé.
Et ce, grâce à nombre de représentations de la pièce auxquelles j’ai assisté, et qui m’ont permis de préciser les enjeux, les situations, les chemins d’âme.
Le texte est encore inédit.
Vous voyez, les livres ne sont pas des lieux fermés à double tour.

Merci encore à tous.
Je vous souhaite le meilleur dans vos vies.
Allez au théâtre si ça vous chante.
Lisez de la poésie si ça vous chante.
Mais ne perdez pas votre appétit des autres.

Bien à vous,

Fabrice Melquiot

L’appel au secours des greniers.

Dans la pièce de Yôji Sakate, une série de personnages choisit de se terrer dans des espaces minuscules, les greniers, comme pour se mettre à l’abri du monde.
Ces enfermements volontaires exprimeraient l’impossibilité totale à être dans une société japonaise où l’espace se réduit, où les mégalopoles deviennent gigantesques, où il n’y a nulle place pour le devenir. Une impossibilité si forte, si floue et si irréductible que les personnages ne peuvent même plus l’exprimer, la dire, s’y opposer, s’en plaindre.
Mouvements d’enfouissements qui apparaissent alors comme la seule chose que les individus peuvent faire pour paradoxalement exister.
La structure de la pièce est à l’image de ces greniers. Série de petites scènes, petits cubes séparés les uns des autres dans lesquels les personnages sont pris, à la fois terriblement proches et définitivement étrangers. Une pièce en fragments éclatés dessinant les contours angulaires des parois contre lesquelles on se cogne et qui vont en se resserrant.
La multiplicité des personnages donnent cette impression d’un fourmillement, l’auteur nous présente une ville dépliée devant nous, une ruche humaine à la différence qu’ici personne ne sait ce qu’il a à faire.
On pense à Kafka, à Perec et notamment à son texte La vie mode d’emploi, avec cet immeuble présenté sous forme de puzzle, de fragments d’intérieurs et de vies, comme autant de bibelots déjà voués à l’oubli, inutiles, promis à la décharge, sans devenir.
Car le monde est devenu inhabitable. On ne l’habite plus. Il faudrait pour cela pouvoir entretenir avec lui un rapport sérieux et concret. Désormais on se loge, on se range, on se terre, se planque, s’enfouit. La mondialisation avec son carnaval et ses saturations d’images, d’univers virtuels, de flux d’informations, d’alternances électriques, brouille les territoires, accroît la perte des repères. Yôji Sakate dresse le tableau d’êtres qui s’enferment pour mourir comme si s’abandonner à ce désir mortifère était le seul et dernier moyen pour que quelqu’un (mais qui ? ) les entende.
Nous avons évoqué le phénomène GIK ou Second Life, jeux vidéos sur Internet où l’on peut se créer une nouvelle vie. Mais ces mondes virtuels utilisent les mêmes codes économiques, sociaux, amoureux, sexuels, que ceux qui sont en usage dans le monde globalisé. La même langue. On pourrait imaginer que les individus désertant ce monde réel où il n’y a plus de place ni de langue pour se dire imagineraient dans le virtuel des retournements, des alternatives, des possibilités de réinventions, mais il n’en est rien. Les chaînes sont les mêmes, les territoires s’opposent, les joueurs établissent des frontières, l’exclusion, l’enfermement, la mort de la langue se répètent sur la toile. Et c’est peut-être ce que Mireille Losco-Lena évoquera ce soir avec Yôji Sakate, cette situation où l’individu se laisse disparaître, incapable d’inventer un autre langage, incapable de se faire entendre et sa disparition, sa mise à mort est peut-être un dernier et violent appel au secours.
L’enjeu est de retrouver un langage, quelque chose qui puisse reconstruire le monde, retrouver dans la langue et par la langue les raisons d’être au monde, les mots qui relient de nouveau les êtres.

LA BRECHE.

Entretien avec Yôji Sakate

LA BRECHE.- Peut-on voir une critique sociétale dans votre théâtre?
YOJI SAKATE.- Peut-être que vous avez raison j’ai un regard très critique sur la société japonaise.

LA BRECHE.- Pouvez-vous nous parler du phénomène « hikikomori »?
Y. SAKATE.- Moi même je n’ai jamais rencontré des « hikikomori ». Je suis évidemment contre ce phénomène où les gens s’enferment sur eux même. Je suis très en colère contre les médias qui favorisent ce phénomène. Je me suis inspiré de faits divers, de la réalité, comme l’histoire de cet homme qui a enfermé une fille pendant 10 ans.
Dans ma pièce il y a une adolescente qui s’enferme, c’est le regard extérieur qui appelle cette fille «hikikomori», mais elle, elle n’en a pas conscience. Au début je n’utilisais pas le mot « hikikomori » spécifiquement.
Ce n’est pas une chose en particulier qui m’a fait écrire cette pièce mais plusieurs hasards. Ecrire du théâtre est un travail très complexe qui regroupe plusieurs expressions artistiques.
Si on doit parler d’un phénomène qui m’a poussé à écrire, ce serait le problème de notre compagnie («Rinkogun»). Au Japon, le ministère de la culture s’est mis à distribuer des subventions pendant dix ans, ainsi notre compagnie a été financée pendant six ans. Avant, nous touchions les subventions sur une année de programmation. Actuellement, pour chaque pièce, il faut demander une subvention. Pendant ces six années, nous avons essayé de gérer notre troupe d’une manière différente des autres compagnies japonaises.
Depuis 1991, nous avons un petit studio où nous répétons et, au-dessus, nous avons nos bureaux. Ce studio était tellement petit qu’on ne pouvait pas l’utiliser pour répéter. Pour jouer dans un théâtre normal, nous étions obligés de louer d’autres locaux plus grands. Comme nous étions une compagnie subventionnée, nous avions de l’argent à notre guise, ce qui est très rare au Japon. Nous devions donc utiliser cet endroit exigu. Avec notre petit studio nous avons expérimenté quelques représentations, et joué parfois pour des jeunes gens. Malgré l’étroitesse, nous voulions accueillir cent spectateurs, mais comment ? Nous avons réduit l’espace de scène pour avoir une plus grande jauge.
L’objectif de cette expérience est de jouer sur une longue période pour pouvoir mieux rémunérer les membres de la troupe. Pour économiser les frais, nous n’avons embauché aucune personne extérieure, nous fonctionnons en auto-gestion. Pour cette expérience, je me suis entièrement investi, sauf dans le jeu et la régie lumière; c’est aussi moi qui ai réalisé les décors. Nous voulions travailler à la recherche de ce que nous étions. Notre idée était de créer le décor le plus petit possible. Nous avons donc créé une boîte avec une face ouverte. Ce qui était novateur, c’est qu’autour de ce grenier, nous avons mis de la matière qui ne réfléchissait pas la lumière. Seul l’intérieur du grenier est éclairé afin de donner l’impression qu’il est en lévitation.
Nous avons créé une entreprise, peut-être la première au monde, pour essayer de vendre notre grenier, mais ce n’est pas encore fait. Le New-York Times a pourtant fait paraître une publicité, mais les gens prennent cela pour une plaisanterie, le prix aussi est un obstacle à la vente. L’offre est toujours valable!!!

Les greniers se trouvent partout au Japon depuis toujours, toutes les maisons ont un grenier, ce qui est intéressant pour l’écriture car le temps n’est pas limité, ni l’espace.
Dans le théâtre Nô traditionnel, les décors est sobre, très simple, juste un espace de six mètres². L’espace sera déterminé par l’acteur, qui fixe l’espace-temps de la pièce jouée. Je m’intéresse aux espaces confinés, j’ai d’ailleurs écrit une autre pièce à ce sujet, en coopération avec les Etats-Unis, intitulée CVR, où le pilote est enfermé dans sa cabine.
Il y a trois – quatre jours, j’ai visité l’église de la place Notre-Dame et je m’interrogeais sur le confessionnal. Pourquoi un être humain, quand il se confesse, va dans un espace si exigu, comme un cercueil ? Au Japon, il y a un espace de rangement qui s’appelle « capsule » où l’on peut dormir. Dans cet espace très confiné, où il est impossible de bouger, quel genre de théâtre peut-on inventer ? De cette contrainte peut naître un grand nombre de possibilités de création. Avec ma troupe nous avons beaucoup réfléchit sur ce thème, et j’ai écrit Le Grenier. Je me suis amusé à donner l’ordre des chapitres aux comédiens dix jours avant la représentation.
Vous me parliez tout à l’heure de regard critique, à vrai dire c’est ma pièce la moins politisée, en fait c’est une pièce assez comique. Mes autres pièces traitent de sujets beaucoup plus graves, ici j’ai voulu faire rire les spectateurs, mais ils ont peur de rire, ils s’imaginent une symbolique beaucoup plus grave. Par exemple quand cette pièce est sortie, les critiques japonais disaient que c’était la première fois que M. Sakaté écrivait des contes comiques. Cette pièce peut être interprétée de plusieurs manières, une sorte de science-fiction, elle est devenue très populaire. Même si le thème est léger, le fond ne l’est pas. J’ai travaillé sur la manière de retourner les sentiments. Or, il faut en rire, même si bien sûr il y a un fond beaucoup plus sombre. Je souhaiterais que mes autres pièces soient plus connues en France, j’aimerais faire connaître mon travail plus politisé au public français.