Ce que vit le rhinocéros lorsqu’il regarda de l’autre côté de la clôture

Cahier de texte de …

CE QUE VIT LE RHINOCÉROS LORSQU’IL REGARDA DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA CLÔTURE
de Jens Raschke [Allemagne]

Ce que vit le rhinocéros lorsqu’il regarda de l’autre côté de la clôture (Was das Nashorn sah, als es auf die andere Seite des Zauns schaute) est traduit de l’allemand par Antoine Palévody.
Avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale.

Il y avait un zoo dans le camp de concentration de Buchenwald. Le premier commandant du camp le fit construire par les détenus pour apporter « distractions et divertissements” aux SS et à leurs familles. L’auteur donne ici la parole aux animaux du zoo qui depuis leur enclos regardent le camp où se distinguent les “bottés” et les “zébrés.” Mais regarder n’est pas voir. Alors qu’on ne s’explique pas la mort du rhinocéros et que l’ours précédent a disparu dans des circonstances sordides, les animaux accueillent nouvel Ours venu de Sibérie. Très vite il constate que ça ne tourne pas rond ici. Ne vaudrait-il pas mieux hiberner pour tout oublier, comme lui conseille Petite Marmotte ? Ou ne se mêler de rien tel Papa Babouin ? Comme on entre en résistance, Ours entreprendra d’ouvrir les yeux qui, autour de lui, se sont fermés par peur ou par lâcheté.

EXTRAIT
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INTERVIEW DE L’AUTEUR

>> Retrouvez l’interview de Jens Raschke en vidéo

 

RENCONTRE AVEC L’AUTEUR PENDANT LE FESTIVAL REGARDS CROISÉS 2021

Une rencontre avec
JENS RASCHKE – Auteur
ANTOINE PALÉVODY – Traducteur
FANETTE ARNAUD – Modératrice

 

QU’EST CE QUI A MOTIVÉ/PROVOQUÉ/SUSCITÉ L’ÉCRITURE DE CE TEXTE ?

« Ce que vit l’auteur lorsqu’il regarda un jour dans un livre…
… c’était la photo en noir et blanc d’une ruine. Et cette ruine, comme le disait la description sous la photo en noir et blanc, c’était en fait les restes de la fosse aux ours du camp de concentration Buchenwald.
Je me souviens encore d’être resté un moment stupéfait. Une fosse aux ours dans un camp de concentration ? C’est absurde. Et j’ai continué à lire : oui, il y avait effectivement un petit zoo dans le camp de Buchenwald, à proximité de Weimar, ville de poètes et de penseurs. Un zoo pour les proches et les familles des équipes de SS qui étaient stationnés là pour surveiller les milliers de prisonniers, pour les torturer et les assassiner. Il n’en restait plus grand-chose, mais assez cependant pour éveiller ma curiosité.
Les semaines suivantes je poursuivis mes recherches sur le « parc zoologique de Buchenwald ». C’était au début plus par intérêt personnel, pas encore en vue d’une pièce de théâtre – et encore moins d’une pièce de théâtre pour enfants ! Quelle forme peut bien prendre pour des enfants une telle pièce sur un camp ? La pensée d’acteurs bien nourris en habits de prisonniers qui font de leur mieux pour « jouer au camp » de manière enfantine me donnait le vertige. Et à quoi une telle chose devrait-elle servir ? Comme cours d’histoire ? Il y a pour ça de meilleures possibilités, je pense.
L’idée dramaturgique décisive – l’holocauste du point de vue des animaux du zoo – ne m’est venue que lors d’une visite personnelle du mémorial de Buchenwald et du zoo le long de la clôture du camp : il ne s’agirait pas en premier lieu des coupables, pas plus que des victimes, mais de la masse de ceux qui étaient là à côté et regardaient, passifs et silencieux pour les raisons les plus diverses.
Moi-même je ne considère pas que ma pièce soit avant tout sur le passé ; elle l’est aussi, bien sûr, mais j’avais besoin de quelque chose de plus. Au mieux (ou au pire ?), c’est une pièce sur l’ici et maintenant et sur nous. Sur des animaux comme toi et moi.  »

 

JENS RASCHKE

Jens Raschke © DR

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Né en 1970. Après ses études, Jens Raschke a travaillé comme dramaturge. En 2009 ont paru ses premières pièces qu’il a lui-même mis en scène au théâtre jeune public de sa ville natale Kiel. Il a obtenu le prix Mülheimer Kinderstückepreise pour sa pièce de 2012 « Schlafen Fische ? » (« Est-ce que les poissons dorment ? »), actuellement jouée à travers le monde. En 2017 est paru un court roman tiré de la pièce. En 2014 sa pièce « Ce que vit le rhinocéros lorsqu’il regarda de l’autre côté de la clôture » obtient le prix Deutschen Kinderstückepreis.

Il a depuis écrit et mis en scène de nombreuses pièces.

 

LES COUPS DE CŒURS LITTÉRAIRES DE JENS RASCHKE

  • Krabat de Otfried Preussler, Bayard Jeunesse, 2010
  • L’Orange mécanique de Anthony Burgess, Robert Laffont, Pavillons Poche, 2017
  • Fear and Loathing in Las Vegas de Hunter S. Thompson (1971)

 

ANTOINE PALÉVODY

Antoine Palévody © DR

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Antoine Palévody est né à Toulouse en 1999. En 2017, il participe à l’atelier Transfert Théâtral animé par Frank Weigand et Laurent Muhleisen, à l’occasion duquel il décide de se consacrer à la traduction théâtrale. Il intègre en 2019 le département d’études théâtrales de l’École Normale Supérieure de Lyon où il poursuit actuellement ses recherches sur les liens entre théâtre et traduction.

 

 

 

LE REGARD DU TRADUCTEUR

Ce que vit le rhinocéros n’est pas une pièce éducative, c’est une fable. A partir de ce sujet hautement sensible – les camps – elle propose une approche nouvelle d’une histoire connue, écrasée par le devoir de mémoire. Mais le zoo de Buchenwald, bien qu’ayant réellement existé, donne ici lieu à une expérience théâtrale et politique. La fable s’offre comme une réflexion sur le rapport de l’individu au groupe, sur la force du mutisme généralisé et sur le pouvoir, incarné par l’Ours, d’y résister. Il est clair que ces interrogations dépassent largement le contexte historique des camps, en rappelant que les dogmes tacites d’une société doivent être remis en question, si ce n’est contestés. Ce que vit le rhinocéros est un texte tendu vers l’action. Choisir le point de vue des animaux, c’est montrer que la passivité, l’acceptation du statu quo et le mutisme sont insupportables. Le sacrifice de l’Ours ne prétend pas racheter les autres animaux du zoo. Chaque individu doit lui-même prendre en charge sa part de responsabilité ; les autres animaux ne peuvent se reposer sur l’héroïsme de l’Ours. Le bombardement du zoo – en référence au bombardement de l’Allemagne par les Alliés à la fin de la guerre – se substitue à la fin optimiste qu’on croyait voir se dessiner, rappelant ainsi que rien n’est jamais acquis.

La forme dramaturgique originale (entre narration et action dramatique) permet d’atteindre des niveaux d’intensité variés, allant de l’image douce et poétique, jusqu’à des scènes d’une réelle violence. La force de langue de Raschke est celle d’un registre apparemment simple et enfantin, qui se révèle au fil de la pièce d’une extrême puissance, notamment par la façon adroite dont le raconter est mêlé au montrer. Cette violence a bien sa raison d’être, la brutalité des camps n’a pas à être nuancée. La valeur symbolique du texte ne cherche pas à nier cette réalité historique – c’est d’ailleurs pour rappeler un aspect peu connu de Buchenwald que Raschke représente le zoo. L’arbitraire du meurtre est illustré de manière concrète, et le détour par la narration ne fait qu’en renforcer l’impact (scène 5). Mais, intégrée à la fable, cette violence dépasse le cadre de la mémoire, pour être interrogée par la médiation d’une expérience théâtrale concrète. Il ne s’agit donc pas tant d’une démonstration de l’inhumanité propre aux camps, mais de l’affirmation d’une réponse humaine possible – paradoxalement portée par les animaux.

On rétorquera que cette violence est trop forte pour être montrée à un jeune public. Mais la réponse à cette objection ne se trouve-t-elle pas dans la pièce elle-même ? Vouloir cacher aux enfants la réalité dans laquelle ils vivent, n’est-ce pas les pousser à agir comme Petite-marmotte, qui laisse l’oubli de l’hibernation emporter sa terreur face au rhinocéros mort qu’elle découvre ? Les exemples de misère et de violence à travers le monde ne manquent pas, l’histoire ne s’est pas arrêtée aux camps, et l’acte désespéré de l’Ours est un appel à ne pas se laisser aveugler par notre confort. L’intelligence du texte de Raschke est précisément d’avoir trouvé l’angle juste pour ne pas assimiler le jeune public à un public infantile, et de donner à réfléchir avec un sujet engourdi par le repentir. (Source site Maison Antoine Vitez)