Une histoire inachevée

Cahier de texte de …
UNE HISTOIRE INACHEVÉE
d’Artur Pałyga [Pologne]

Une histoire inachevée [Nieskończona historia] est traduit du polonais par Sarah Cillaire et Monika Prochniewicz, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale.

La vieille Wiktoria Dworniczkowa meurt dans son appartement au cœur d’une petite ville de Pologne.  La première personne à s’en douter est sa voisine Aniela Dabkowa : son amie n’est pas venue à la première messe du jour. Ce deuil et ses incidences, Artur Pałyga les esquisse en une succession de tableaux à travers différents points de vue dans le voisinage de la victime. Dans une partition posthume avec le Chœur, Wiktoria confiera sobrement et non sans humour « J’ai glissé ». La double tonalité de cette réplique imprègne presque toute la pièce. On découvre les voisins d’immeuble de Wiktoria dans leurs rituels du matin, ponctués par la voix de la Radio presque omniprésente, à l’image de Dieu qui n’hésite pas à s’inviter dans le décor. Le Chef du Chœur et ses acolytes donnent des repères, tiennent véritablement une fonction de régie précisant, décrivant et comblant les trous laissés dans les répliques des protagonistes. D’un rythme entrainant, cette pièce, qui dépeint le voisinage d’un deuil, s’attache à mettre en exergue les obsessions, difficultés, ruses et autres souillures qui font le quotidien des vivants.

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QU’EST CE QUI A MOTIVÉ / PROVOQUÉ / SUSCITÉ L’ÉCRITURE DE CE TEXTE ?
Il ne se passe rien d’extraordinaire dans cette histoire. C’est un vieil immeuble ordinaire et chaque matin, les vieilles femmes ordinaires qui habitent l’immeuble depuis des années vont ensemble à l’église, lentement, pendant que les oiseaux chantent. Elles marchent dans la rue encore vide, jusqu’à l’église où une poignée de personnes âgées se réunit. Cela ne concerne plus qu’eux. Tous s’assemblent dans la pénombre, dans le silence et, pour commencer la journée, récitent d’anciennes prières. Nous croyons en un monde visible et invisible — disent-ils à l’unisson. Ils forment encore un chœur, une ancienne communauté dirigée par un chef de chœur qui n’a rien de particulier, si ce n’est d’être chef de chœur. C’est juste l’un d’eux. Juste celui qui dirige les prières. Pour cette raison, la narration dans la pièce est menée par un chœur dirigé par un chef de chœur.
L’événement qui suit, lui aussi, est assez ordinaire et prévisible. L’une des petites vieilles, Wiktoria, n’est pas venue à la messe du matin. Elle a glissé en allant du lit à la salle de bain, elle est tombée et elle est morte. Avant de mourir, elle se rappelle sa vie entière, très rapidement, en une aria composée de quelques vers. Elle s’étonne que le moment soit venu. Elle habite seule, c’est pourquoi il n’y a que son vieux mobilier usé pour lui dire adieu, et la radio qui chante pour elle une dernière prière.
Quand son amie, la vieille Aniela, apprend sa mort, elle décide de l’enterrer, c’est-à-dire de veiller à ce que les funérailles se déroulent en bonne et due forme. Personne ne s’en soucie à l’exception de cette vieille Aniela et de Maria, la directrice des pompes funèbres. Pourtant cette mort banale, inéluctable et sans importance, met quelque chose en mouvement, libère quelque chose. Plusieurs locataires du vieil immeuble dans lequel Wiktoria s’est éteinte, remarquent sa mort, plus ou moins, laquelle éveille en eux des réactions, des pensées. L’un d’eux met de la musique et réfléchit à sa façon de faire les courses, un autre se plonge dans « L’Épopée de Gilgamesh » et se demande ce qui était écrit sur la douzième tablette, aujourd’hui disparue. La recette de l’immortalité y figurait peut-être. Un autre encore feuillette la Bible au hasard et se dispute avec elle. Une jeune fille sèche l’école pour se rendre dans un parc et penser à la mort. Elle discute ensuite avec un prêtre. Celui-ci se souvient de sa jeunesse et d’une histoire d’amour du passé. Ces locataires ne forment pas une communauté. Chacun est seul, chacun est séparé. Les livres qu’ils consultent, les systèmes qu’ils essayent de créer sont comme les bribes d’un ancien monde, les ruines de temples sur lesquels le sens des inscriptions serait resté obscur. L’aria du directeur des pompes funèbres en constitue l’apogée. Quand Aniela confie à la directrice des pompes funèbres sa peur de la mort et ses doutes — et si ce en quoi elle avait cru toute sa vie était faux ? — l’histoire s’interrompt, inachevée. Et il est impossible de savoir si nous sommes juste avant la fin, ou pas encore tout à fait.
J’ai habité un immeuble semblable. J’ai emménagé dans un appartement où une petite vieille venait de décéder. Tout près, une autre petite vieille vivait seule, laquelle est morte peu après. J’ai eu le sentiment d’assister à l’extinction d’un ancien monde. Je restais à la fenêtre, regardais les arbres et le ruisseau de l’autre côté de la rue, et je me suis demandé en quoi avait consisté l’ancien monde de ces deux petites vieilles. Je me suis dit que, parmi les personnages des histoires contemporaines, pareilles petites vieilles étaient les moins héroïques et les moins représentées. Qu’elles mouraient en silence et seules, emportant leur ancien monde dans la tombe.
Près de l’immeuble se trouvait une vieille église baroque de la Providence où les deux petites vieilles avaient l’habitude de se rendre. Ce qui a d’abord motivé l’écriture de cette pièce, c’est la visite d’un vieux monsieur venu jusqu’à la porte de la seconde petite vieille morte. Il lui avait apporté du lait, du fromage et d’autres produits de la campagne. J’ai dû lui expliquer qu’elle n’était plus. Je ne parvenais pas à lui dire directement qu’elle était morte, et lui ne devinait pas, ne devinait pas, ne devinait pas… Il n’arrivait pas à le croire. Finalement, il lui a tout laissé devant la porte. Et c’est resté longtemps, comme une étrange offrande devant un vieil autel.
Artur Pałyga traduit du polonais par Sarah Cillaire et Monika Prochniewicz

LE REGARD DES TRADUCTRICES
La structure de la pièce rappelle un diaporama, une suite d’images qui concernent tous les habitants d’un même immeuble, connectées entre elles par l’unité de lieu. À la façon de Perec dans La Vie, mode d’emploi, l’immeuble de Pałyga devient un prétexte pour se pencher un instant sur chacune de ces vies minuscules, traversées toutes par des difficultés quotidiennes (maladie, obsession, tensions sexuelles, sentiments de culpabilité, soif de mysticisme, solitude, monotonie). Cette « histoire » est « inachevée », mais elle n’a pas de début non plus : la mort de Wiktoria offre l’occasion de jeter un œil sur la vie de ses voisins comme pour la mettre en exergue mais seulement durant le temps bref de la représentation. Le regard de l’auteur sur ses personnages est dépourvu de condescendance : même si parfois la dissonance entre leur langue figée (dans le rite religieux ou dans leur propre « système » de survie) et la situation représentée est ironique, la vision des personnages ne se limite jamais à cette ironie. C’est peut-être là la marque de fabrique de Pałyga : quel que soit le handicap, médical ou social, qui touche ses personnages, il n’est jamais dans le jugement, mais fait preuve de patience, de pudeur et d’impartialité. Une autre particularité de la pièce est de faire parler les objets. L’existence humaine est fragile, éphémère et incertaine. L’existence des objets est fiable, inébranlable. Les objets survivent à tout. Ils forment des paysages sentimentaux, des natures mortes, les intérieurs dans lesquels les êtres séjournent en attendant mieux, ils se parlent à eux-mêmes, hibernent. Même s’il arrive parfois aux personnages de Une histoire inachevée de dialoguer avec quelqu’un, de jouir ou de mourir, il est difficile de parler d’action au sens théâtral. Ce sont des fragments, des bouts de conversations et de vies. L’histoire se perd. Parmi les monologues se glissent des notes privées, des citations de journaux intimes, des petites annonces, des extraits de la Bible. Le texte de la pièce est une sorte de collage de tous ces éléments et plus encore : la transcription de tchats Internet, de rêves, de voix radiophoniques. La radio, le calendrier, le morceau de journal figurent dans la liste des personnages de même que les prêtres, les policiers, le chœur ou Gilgamesh. Mais la forme quelque peu expérimentale de la pièce n’est pas au service de prétentions « postmodernes », au contraire, elle confronte une réalité banale aux bribes d’une culture faite aussi bien de rites immémoriaux et d’images pieuses que de chansons populaires, de musique classique ou de supports technologiques. C’est la langue qui révèle les obsessions et les frustrations des personnages et qui illustre, non sans humour, les contrastes dans lesquels ils vivent : par exemple litanie de la messe d’un côté, tchats érotiques de l’autre. L’auteur a pris soin de donner à chacun une voix qui lui soit propre : ainsi, Adam l’obsessionnel élabore des phrases complexes, analytiques, répétitives alors que Jakub, en pleine rêverie, ne peut prononcer le mot « éjaculation » tant il a honte de ses pensées et, possiblement, de ses actes. Tout au long de la pièce, le quotidien voisine avec des préoccupations métaphysiques, le grotesque avec le sacré. En sacrifiant la mécanique de la trame proprement dite mais en suivant ses personnages pas à pas pour donner à voir des instantanés de leur humanité, Pałyga fait preuve d’une grande habileté dans le choix du montage : progressivement des émotions affleurent, comme si la mort de l’un d’entre eux poussait chaque habitant à questionner en lui la part la plus intime. Si les références renvoient directement à la Pologne contemporaine, les habitants anonymes de cet immeuble trouvent par là une dimension universelle.
Sarah Cillaire et Monika Prochniewicz

LA VIE DU TEXTE
– Le texte intégral de Une histoire achevée est disponible sur demande auprès de la Maison Antoine Vitez.
Une histoire inachevée a reçu le prix de la meilleure mise en scène, signée par Piotr Cieplak du Teatr Powszechny de Varsovie, lors de la 18ème édition du Concours national de la mise en scène des pièces polonaises contemporaines (Ogólnopolski Konkurs na Wystawienie Polskiej Sztuki Współczesnej)
Une histoire inachevée fait partie de la sélection 2020 du comité de lecture de Troisième bureau.

BIO ET BIBLIOGRAPHIE
Né en 1971, Artur Pałyga est dramaturge, journaliste ainsi que scénariste. Diplômé en littérature polonaise à l’université Jagiellonian de Cracovie, il a aussi une formation musicale. Pendant plusieurs années, il travaille pour des journaux nationaux et locaux. Il travaille également comme dramaturge pour les théâtres de Bielsko-Biała et Bydgoszcz et depuis 2014, pour le Théâtre Silésien à Katowice. Il débute avec Le Testament de Teodora Sixta au théâtre de Bielsko-Biała en 2006. Il est l’auteur de plus de 30 pièces dont Le JuifLe Dernier PèreTransitionsLes TouristesLa Bataille de Nangar KhelLes Chevau-légersUne histoire inachevéeMorrison/Le Fils de la MortAu milieu du soleil s’accumule la cendre. Ses pièces et adaptations ont été jouées sur les scènes de théâtre à Lublin, Opole, Bydgoszcz, Varsovie et Cracovie. Pałyga a également publié un livre de reportages sur la Biélorussie : Le Kolkhos d’Adam Mickiewicz. Au Théâtre Silésien, il dirige une École des Histoires Locales, et au Teatr Powszechny de Varsovie il supervise, avec Małgorzata Sikorska-Miszczuk, un Atelier des Pratiques Théâtrales Suspectes. Ses pièces ont été traduites en plusieurs langues dont l’allemand, le roumain, le hongrois, le catalan, l’anglais, le français et l’ukrainien. En 2013, il remporte le prix de dramaturgie de Gdynia pour sa pièce Au milieu du soleil s’accumule la cendre. Il a également été neuf fois finaliste pour le prix de mise en scène, dans la catégorie « pièce polonaise contemporaine ». Sa pièce Rien de ce qui est humain a été primée en 2008 et Une histoire inachevée en 2012 pour la meilleure mise en scène. Son travail sur les tchats érotiques en ligne a été intégré dans L’Anthologie de reportages polonais (2009).

SES 3 COUPS DE CŒUR LITTÉRAIRES
Buddenbrooks, Thomas Mann
À la recherche du temps perdu, Marcel Proust
– Gilgamesh

BIOGRAPHIE DES TRADUCTRICES
Sarah Cillaire et Monika Próchniewicz se sont connues en 2001, au cours de leurs études comparatistes à Paris III. En 2006, elles fondent avec Karine Samardzija la revue en ligne de traduction littéraire Retors. Soutenues par la Maison Antoine Vitez et la Maison d’Europe et d’Orient, elles traduisent en binôme des pièces contemporaines polonaises : Pauvre de Moi, La Chienne et Son Nouveau Mec de Michał Walczak (Éditions L’Espace d’un Instant, 2011) / V(F) ICM – Transitions ; Théâtre thérapeutique et Une histoire inachevée d’Artur Pałyga (bourse Antoine Vitez, festivals Regards croisés, Mousson d’été, ERAC), De la Mère et de la Patrie de Bożena Keff (bourse Antoine Vitez), Feinweinblein de Weronika Murek.
Outre ces textes dramaturgiques, elles ont traduit ensemble Le Calme, nouvelle d’Andrzej Stasiuk (www.retors.net) et MOI d’un et MOI de l’autre côté de mon bichon poêle en fonte, poème-manifeste futuriste d’Aleksander Wat (L’Âge d’Homme, 2013).
De 2012 à 2014, elles font partie de la première promotion de l’ETL (École de traduction littéraire), dirigée par Olivier Mannoni.

SARAH CILLAIRE
Après une formation artistique (piano, chant, art dramatique) et universitaire (russe, serbo-croate, littérature comparée), Sarah Cillaire se consacre à l’écriture, à la traduction littéraire et au spectacle vivant. Elle publie de brefs textes dans diverses revues, consacre une performance à Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort en 2015 (Ça mitraille sec ! au Triangle/Rennes), participe en tant que comédienne à différents spectacles, à des lectures (Maison de la Poésie, Festival Hors limites…).
Dramaturge occasionnelle auprès de Thissa d’Avila Bensalah, Camille Rocailleux ou plus récemment Hubert Colas, elle accompagne en dramaturgie, depuis 2013, toutes les créations de la compagnie Man Haast dirigée par Tommy Milliot. Son site : cosidor.

MONIKA PROCHNIEWICZ
Née à Żelechów (Pologne) en 1979, Monika Próchniewicz étudie la littérature comparée à Paris III et la traduction franco-polonaise à lESIT (École Supérieure d’interprètes et de traducteurs). Elle est actuellement conservatrice à la Bibliothèque publique d’information. Pour Retors, elle traduit régulièrement des textes littéraires d’auteurs polonais (notamment des poèmes de Zbigniew Herbert). Elle traduit également de la poésie, en collaboration avec Jean-Yves Potel : plusieurs poèmes de Papusza pour la revue Études tsiganes (2014), et un recueil de Władysław Szlengel (Éditions Circé, 2017).