LE CORPS AU TRAVAIL
Serais-je un acrobate ? Il me suffit de fermer les yeux pour m’imaginer tordu, désarticulé, dépris de mon architecture – défait. Le bassin rejoint les genoux, les avant-bras étreignent les cuisses, bientôt le buste pivote tout entier et la nuque s’enclenche dans l’encoche de mes chevilles. Dans le noir, derrière la paroi opaque de mes paupières, je vois mon corps se conformer et s’adapter à mes lubies, mes élans, mes bienheureux caprices. Il me suffit d’un rêve pour me déformer, revenir à l’argile et couler comme de la boue.
Mais en ce moment, même lorsque j’ai les yeux ouverts, je crois bien que je coule tout le temps, moi qui ne suis pas souple pour un sou. C’est vrai : je suis raide, je ne parviens pas à toucher mes orteils, mon dos tire et chauffe sitôt que je me penche, mes genoux peinent à rester pliés – et pourtant.
Et pourtant, aujourd’hui, on me tire en tous sens, on me démet l’épaule, on me demande de poser un pied ici tandis que l’autre doit simultanément fouler l’ailleurs. On me demande d’être partout, de répondre, d’acquiescer, de cerner les enjeux, de poser des priorités, de hiérarchiser, de comprendre, de me donner, d’aller au-delà, de voir au-delà, d’espérer au-delà.
On demande à mon corps d’être du plastique, un film étirable et rétractable à l’envi, une membrane élastique et protéiforme.
Je n’y arrive pas.
Je n’y arrive pas parce que je suis un minuscule territoire, borné, cerné de haies hautes et hérissées, je suis un lieu clos et limité. Je sais que je périrai, je sais que chaque balafre sur mon corps est irréversible, je sais que rien n’est plus définitif que le corps. Une idée peut toujours s’envoler quand la chair, elle, n’oublie rien.
Je voudrais bien tout pouvoir, je voudrais bien me dématérialiser, être comme ces flux permanents et invincibles qui agitent mes pensées nuit et jour, innervent mon imaginaire et recueillent tous mes efforts. Mais je suis lent, laborieux et je peine. À voir mon corps comme une surface omnipotente et dérégulée, je crois bien que je risque de tout perdre. Comme Lao Tseu, je veux vivre « dans la liberté infinie de [ma] finitude ». Je veux que l’on s’intéresse à mes contours, pas à les gommer.
Dimitrova, Howalt, Kaddour, Benzine, Destremau, Cortinas, Aminthe sont cette année les noms de ce combat. À leur façon, elles et ils rêvent un autre corps pour chacun-e d’entre nous.
Comme si nous le réinventions, ce corps, comme si nous posions, comme acte fondateur du nouveau-monde qui s’ouvre chaque seconde devant nous, ce sacrilège : congédier la puissance et retrouver le sens de nos fragilités.
Cesser de nous abîmer.
Guillaume Poix