Marraines / Parrains 2013

C’est terrible de laisser dire qu’il n’y a pas d’auteurs ; bien sûr qu’il n’y en a pas puisqu’on ne les monte pas, et que cela est considéré comme une chance inouïe d’être joué aujourd’hui dans de bonnes conditions ; alors que c’est quand même la moindre des choses. Comment voulez-vous que les auteurs deviennent meilleurs si l’on ne leur demande rien ?
Bernard-Marie KOLTÈS Une part de ma vie, éditions de Minuit 1999/2010

Nous avons sollicité des voix très présentes sur cette question des écritures contemporaines – l’auteur Fabrice Melquiot, les metteurs en scènes Cécile Backès et Stanislas Nordey, la traductrice et comédienne Blandine Pélissier – pour accompagner cette treizième édition, la « parrainer ». Nous avons souhaité mettre à l’honneur deux maisons d’édition – les éditions Espaces 34 et les éditions Théâtrales.

Et nous leur avons demandé de réagir à la question de B.M. Koltès : 
Comment voulez-vous que les auteurs deviennent meilleurs si l’on ne leur demande rien ?

Nous les en remercions et nous sommes heureux de partager avec vous leurs réflexions.

Cécile Backès, Metteure en scène, comédienne
Nous demandons aux auteurs d’être aux côtés de nos équipes, tout près du plateau. Qu’il soit jeune ou pas, dans les débuts de l’écriture ou pas : à l’auteur d’être avec nous dans la salle de répétition, à nous voir flairer, âtonner, proposer, reprendre, façonner. Lui aussi peut entrer dans le jeu, proposer, reprendre et réinventer à son tour. C’est un chemin commun et parallèle. Car l’auteur a son chemin secret, qui le fait marcher à côté des autres. Les auteurs sont d’étranges personnes qui se promènent partout, faisant sans cesse l’aller-et-retour entre les lieux du monde et les lieux de l’écriture. Voilà : un auteur, c’est un être qui voyage de par le monde. Les bruits du monde infusent dans sa tête, et puis ses mains viennent les traduire. Les versets de Claudel, la « petite musique » de Duras, les monologues intérieurs du Robinson de Cadiot, les méandres des phrases de Marie N’Diaye sont autant d’exemples de ces figures et de ces langues infusées. Et parce qu’existent de très grandes auteures, et que leur accès aux plateaux est éminemment difficile, il faut aussi demander aux femmes d’écrire. Pour qu’elles soient de plus en plus nombreuses. L’auteur, comme l’acteur, rend compte de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Dans le réel, dans la vie, dans la rue. L’auteur écoute puis transforme. Il faut demander aux auteurs d’écouter encore et toujours les bruissements de notre monde, et d’écrire ce qu’ils en entendent. Il faut demander aux auteurs d’inventer des langues, pour mieux nous faire écouter ce que nous n’entendons pas. Inventer des langues, inventer du langage. Je me souviens que Koltès écrivait ça, aussi : « …il ne faudrait quand même pas oublier que ceux qui inventent les langues, ce sont les voyous dans la rue et les écrivains dans leur chambre (…). »


Fabrice Melquiot Auteur , directeur du Théâtre Amstramgram, Genève.
La force du coup de poing
L’écriture dramatique contemporaine française, c’est la dame-pipi du théâtre, celle qui est assise là et qu’on regarde avec une pitié vague, jamais avec l’étincelle. Dévouée, elle prend soin de l’endroit. Mais qui en veut chez soi, franchement ? Qui se tape un tête à tête avec elle ? Qui l’emmène en vacances ? Soyons francs, globalement ce que les institutions théâtrales jettent dans l’arène d’aujourd’hui, ce sont des productions de fortune, des dispositifs minimalistes : lectures, mises en espace. On « fait entendre », comme si on était face à une assemblée d’aveugles. Dans les lieux représentatifs de la scène française, on ouvre aux vivants la petite salle, petite jauge, petit plateau, on leur accorde les petits moyens – parce que la grande, tu comprends, vieux, c’est pour les classiques. Les morts, c’est plus balèze ; les gens de théâtre, ça adore consommer des mythes ; et pour assouvir ce penchant, un auteur mort c’est toujours plus bandant. Pourtant, il est aussi banal de mourir que de vivre, non ? Les grandes salles, les gros moyens, c’est pour les « trucs qui envoient ». Y’a des spectacles, des artistes, tu sais que tu vas faire un carton, c’est important que les salles soient pleines, alors bon – Trop souvent, le choix c’est l’audimat, la défiance, la paresse intellectuelle. Quand on devrait batailler de concert, au nom du poème et du présent, pour hisser les drapeaux de la curiosité. Ce que je sais Totor, c’est que c’est une question d’engagement. écartons l’arbre des auteurs-metteurs en scène ; cette poignée souvent surexposée. Dans la forêt des auteurs-auteurs, on ambitionne d’explorer, inventer, réinventer cette littérature paradoxale, instable, visible et invisible, lisible et illisible, qui naît de l’écriture théâtrale. Cette ambition-là est-elle trop modeste pour être considérée ? Chers collègues auteurs dramatiques français, je n’ai nulle envie d’écrire une longue plainte à l’adresse du canyon. Pas envie de pleurer dans l’évier. Pas non plus de m’apitoyer sur le sort de l’écriture vivante. J’écris du théâtre depuis quinze ans. Hier encore, j’étais à la mode. On me disait : tu es le jeune auteur à la mode ; j’avais hérité du costume élimé qu’on se refile de génération en génération. Et ça voulait dire quoi ? Qu’un ou deux fidèles lisaient mes textes et trouvaient les moyens, financiers et humains, nécessaires pour les mettre en scène, entraînant ainsi d’autres curieux dans leur sillage. C’était ça, la mode. Je ne m’en suis jamais plaint, je me suis dit : ça passera – et c’est passé. Désormais, je suis dans le paysage, à la place que les autres imaginent que j’occupe. J’ai une proposition à vous faire, chers collègues auteurs dramatiques français : il est temps de sortir son scalpel made in France et de suivre l’exemple sanglant de Rainald Goetz qui, en 1983, à l’occasion du Prix Ingeborg Bachmann et au cours d’une lecture publique d’anthologie, se tailladait le front en direct à la télévision. Les caméras appaient l’instant comme des coyotes : un écrivain assis à une table, martelant le sol de la pointe de ses pieds, bracelet clouté au poignet et coupe de cheveux très Depeche Mode (plutôt Martin Gore que Dave Gahan). Un auteur qui donne son sang pour mieux signer sa parole, consolider sa voix, et pour le coup de poing, la beauté du coup de poing. Saignons-nous pour démontrer qu’écrire pour le théâtre n’est pas une lubie, pas un passe-temps, pas une danseuse, mais une pratique fragile, impossible, qui oriente nos existences. Il faut que ça pisse le sang pour qu’on comprenne qu’on ne plaisante pas avec l’être. Don’t cry – work ! Revendiquons d’écrire des pièces à cent personnages, des pièces de douze heures, des complexes, des puissantes, des justes, des injustes, provocantes, discutables, impossibles à monter ! Voyons rouge et grand. On nous relègue à la petite salle ? Une heure trente, pas plus ? Répondons par des distributions fleuves et des nuits de théâtre. De l’appétit ! Un appétit sans posologie de circonstance. Fuck all, comme le chantent tous les bons groupes de métal qui se respectent. Allons en choeur nous trancher quelques rides en direct au 20 heures ! Il faudra le faire régulièrement, organiser un roulement dans nos sacrifices ; on sait que l’époque a la mémoire courte. Et comme aucun journaliste ne nous invitera, il faudra passer en force.


Stanislas Nordey, Metteur en scène, comédien
Le XXe siècle a vu, à tort ou à raison là n’est pas la question, l’avènement de la fonction de la mise en scène comme marqueur principal de l’histoire du théâtre en train de s’inventer. Certains grands aînés comme Lugné Poe ou Georges Pitoeff, plus récemment Jean-Marie Serreau ou Claude Régy ont su allier invention de nouvelles formes et lien fort et indissociable avec le théâtre en train de s’écrire. D’autres, et c’est à mon sens regrettable, ont utilisé ce nouveau pouvoir de façon abusive en reléguant l’auteur et même l’acteur (devenu simple pion interchangeable au service d’une esthétique) dans la périphérie de l’attention. Il est urgent d’affirmer, de réaffirmer que le texte est la sève de l’acte théâtral, il est ce véhicule de la parole et donc de la pensée qui nous tient en éveil face à l’absence de parole, face au raccourci de la parole journalistique, face à l’invasion de l’image qui finit par nous aveugler. On entend de plus en plus aujourd’hui l’expression « théâtre de texte » fleurir ici ou là pour désigner le théâtre. C’est une absurdité incommensurable. Le théâtre est texte, est récit, est parole, pensée, poème. Des voix comme celles de Koltès ou de Gabily se sont éteintes trop tôt, voix qui par leur autorité aidaient à repousser la contamination de l’ignorance. Elles nous manquent. Heureusement ici et là, même si elles tendent à être minoritaires, des initiatives isolées ou collectives posent acte de résistance pour que puisse s’élever le droit à la circulation de ce sang, de cette nécessité qu’est la parole dramatique, celle-là même qui s’invente pour pouvoir se déployer devant une petite communauté d’âmes assemblées obstinément autour du foyer du théâtre. Ne surtout rien lâcher, rien abandonner.


Blandine Pélissier Traductrice, comédienne
Marrainage
Paraphraser ce qu’écrivait Koltès en 1986, remplaçant « auteurs » par « autrices » (terme utilisé depuis des siècles notamment pour désigner les premières dramaturges dans les registres de la Comédie-Française au XVIIe), cela donne : C’est terrible de laisser dire qu’il n’y a pas d’autrices. Bien-sûr qu’il n’y en a pas puisqu’on ne les monte pas, et que cela est considéré comme une chance inouïe d’être jouée aujourd’hui dans de bonnes conditions. Comment voulez-vous que les autrices deviennent meilleures si l’on ne leur demande rien ? Pour rappel, seuls 15% des textes joués sur nos scènes subventionnées sont écrits par des femmes.
On nous rétorque souvent que ce n’est pas une question de sexe mais de talent, que les femmes, on a beau chercher, on n’en trouve pas et on n’en a jamais trouvé ! Or, il a bien existé 100 autrices de théâtre pour l’Ancien Régime, 350 pour le XIXe, 1500 pour le XXe. Disparues d’une histoire de l’art écrite au masculin. Comme le notait la féministe étasunienne Valerie Solanas en 1967, « nous savons que le « Grand Art » est grand parce que de mâles autorités nous l’ont dit. ». Comment les autrices d’aujourd’hui peuvent-elles se sentir légitimes sans filiation ? Faisant partie de plusieurs comités de lecture, je peux affirmer, non pas qu’il y a une émergence d’autrices, mais bien que les nouvelles générations, en France comme ailleurs, sortent résolument du domaine de l’intime où l’on daignait les laisser s’exprimer et s’emparent à bras le corps du politique et de l’état du monde avec une force, une violence parfois et une fantaisie absolument roboratives ! Alors, metteurEs en scène, demandez, exigez des femmes qu’elles écrivent pour vous, exigez de lire leurs textes, faites-les travailler. Le génie pur n’existe pas. Il faut avoir les moyens de pouvoir travailler encore et encore, frotter son écriture au plateau encore et encore. Ne vous et ne nous privez pas de la richesse d’une moitié des créateurs et participez à sa désinvisibilisation !


Laura Tirandaz Auteure, comédienne, membre du collectif Troisième bureau
« Vous êtes gentils mais vous n’êtes pas Shakespeare ! »
Jolie comédienne fraîchement sortie d’une école qui m’assène cette phrase, qui m’envoie au visage la main ensanglantée de Macbeth, le fantôme d’Hamlet et les malédictions du roi Lear. Qui m’envoie des pages et des pages sublimes à la face et me somme de relever le défi, de ramasser le gant tombé à terre. Et là, le nez dans le patrimoine et les bras encombrés par tant de splendeur, ne parvenant plus à voir le bord de la route, je trébuche : non je – nous ne sommes pas Shakespeare, ni Calderón, ni Pasolini, ni aucun de ces grands noms qui ont marqué l’histoire. Non je ne suis pas tout cela, je n’ai jamais prétendu l’être d’ailleurs. Il s’agit d’autre chose, d’une autre nécessité. Il y a eu des colères qui m’ont fait écrire, des colères qui m’ont faite tout court. Il y a eu des comédiens, des metteurs en scène, des auteurs qui m’ont donné le goût du théâtre, qui m’ont fait croire qu’il était encore possible d’en écrire. Et savoir qu’aujourd’hui des enfants naissent qui choisiront le théâtre malgré tout, malgré leur famille, malgré la crise, malgré les portes claquées me donne encore le goût d’écrire. Savoir que des jeunes filles à la voix tendre et aux cils bleus devront tenir tête à leurs parents car elles auront entendu Sony Labou Tansi ou Gabily me fait croire que malgré le patrimoine qui nous en impose et les réflexions réactionnaires, il y aura toujours çà et là, en Afrique, en Europe ou en Asie, des voix qui s’élèvent, qui vibrent et font vibrer.


Pierre BANOS
Directeur des Éditions Théâtrales
Encore heureux qu’on ne leur demande rien, aux auteurs. Dans une société gouvernée par l’utilité et la rentabilité, ce serait un comble. Car ce n’est pas – et ne doit pas l’être – rentable, un auteur. Et utile ? La question mérite d’être posée. À eux d’arracher cette fonction, à la rendre évidente, indispensable. Pas pour livrer un tract politique et prêcher des convaincus, non. Mais bien user du détour poétique pour valider ce qui pourrait être leur fonction : des avant-gardistes, mais pas isolés ; des garde-fous, mais non raisonnables. Car personne n’a besoin d’eux. Et pourtant, à en lire beaucoup, à en entendre certains sur les plateaux, ils nous sont précisément utiles pour comprendre le monde, le supporter. Médecins de l’âme ? Oh, je ne les investis pas d’une telle mission mystique, mais porteurs de clés sans doute : pas forcément supérieurs à un philosophe ou autre penseur, mais sans doute à leur côté. Du moins quand ils avancent librement. Car si on leur ne demande rien, on leur commande beaucoup. Aux auteurs de théâtre : attention à prendre un soin extrême à détourner à votre profit toutes commandes d’écriture pour qu’elles correspondent à vos envies, à vos pensées du moment. Sans quoi la flèche n’atteindra pas son but et le robinet d’eau tiède coulera à plein. Et vos commanditaires, s’ils sont sincères dans leur urgence de lecture sauront comprendre qu’ils ont, là, l’objet de leur désir. Sinon…
De toute manière, on ne vous demande rien, alors…


Sabine Chevallier
Directrice des Éditions Espaces 34
Replacée dans son contexte, la phrase « Comment voulez-vous que les auteurs deviennent meilleurs si l’on ne leur demande rien? » de Bernard-Marie Koltès lie « écrire pour le théâtre » et « être joué ». Elle suggère aussi que les écrivains peuvent être amenés à délaisser le théâtre par désintérêt des metteurs en scène. Ce sont des points complexes, importants. Bien sûr un texte écrit pour la scène vise à être monté mais combien de textes de qualité sont écrits qui ne trouvent au mieux que des lecteurs. Je ne partage pas cette idée qu’une pièce d’aujourd’hui, son texte, n’est qu’une « oeuvre incomplète » (le dirait-on de Shakespeare, Tchekhov ou Beckett ?). C’est une oeuvre à part entière qui ouvre autant l’imaginaire du lecteur que celui du metteur en scène (et/ou scénographe, dramaturge, acteurs, etc.) mais différemment, dans un espace autre. Penser cette écriture comme littérature libère des codes propres au théâtre (et les réinterroge, les détourne), laisse place à l’innovation, la recherche, l’audace. Le travail de la forme dont la page parfois rend compte permet au sensible de porter le sens, aussi. C’est une autre création. Que celle-ci soit initiée (la commande) ou non par un metteur en scène.
L’éditeur fait exister ces oeuvres sur le papier et les accompagne – une nécessité – sur le plateau. Les écrivains de théâtre ne parlent-ils pas à leurs contemporains du monde ici et maintenant ? N’est-ce pas également l’aspiration des metteurs en scène ? Ne sommes-nous pas tous, dans ce désir de théâtre, engagés dans une
parole d’aujourd’hui aux sources ancestrales. Comme le public