Édito 2013

Les « regards croisés » se sont développés au fil des ans comme un rendez-vous singulier et significatif, tisseur de réseaux, embrayeur d’échanges artistiques, passeur d’œuvres et de projets. Cette initiative est née de la profonde conviction que la circulation des oeuvres – sans laquelle elles resteraient « lettre morte » – passe par l’écoute et la réception des différences, voire des différends qui trament internationalement la dramaturgie contemporaine. La présence de spectateurs curieux des nouvelles tendances de la scène contemporaine, d’artistes, de chercheurs, d’étudiants en pratique ou en études théâtrales, d’amateurs de théâtre, témoigne à chaque édition de ce festival de la nécessité citoyenne, artistique et intellectuelle d’un tel rendez-vous et de l’importance des enjeux du travail en profondeur où il prend sa source – lectures publiques, ateliers en lycées et collèges, collaboration à des manifestations littéraires, soutien à la traduction et l’édition, résidence d’écrivains, ateliers d’écriture, centre de ressources, implication dans les quartiers et les territoires ruraux, travail avec l’université et les écoles de théâtre.
On peut s’étonner de la récurrente difficulté que rencontrent, aujourd’hui encore, les auteurs « vivants » à voir leurs textes passer au plateau. Malgré les nombreux dispositifs mis en place pour soutenir l’émergence de nouvelles oeuvres et accompagner leur création, une sorte « d’inertie » – déplorée unanimement, ce qui devrait surprendre – tend à annihiler toutes velléités de monter les pièces d’auteurs forcément inconnus puisque ignorés. « Comment voulez-vous que les auteurs deviennent meilleurs si l’on ne leur demande rien ? » lançait Bernard-Marie Koltès il y a une trentaine d’années. Cette interpellation, nous pourrions la décliner indéfiniment sur le mode : comment voulez-vous que les comédiens, les metteurs en scène, les régisseurs, les techniciens, les boulangers, les garagistes… deviennent meilleurs si l’on ne leur demande rien ? En art, plus que partout ailleurs sans doute, il est vain d’imposer. Mais il est toujours possible de suggérer ou d’orienter. Et de prendre la mesure avant les mesures. À côté des dispositifs institutionnels, des initiatives, curieuses de faire vivre un théâtre dans la cité, agitent l’assemblée théâtrale pour porter à la connaissance tant des publics que des professionnels les textes de notre temps. Et pour prendre le temps ensemble d’en faire une lecture critique avec leurs auteurs.
Nous nous devons d’être vigilants. À force d’écouter les voix les plus puissantes, nous allons finir par perdre notre langue, la voir formatée par des discours uniformes où ne règneraient que consensus mous. Que nous soyons artistes, boulangères, maîtres de conférences en université, secrétaires médicales, lycéens… nous avons le besoin qu’on s’adresse avec douceur et exigence à notre intelligence. Cette « manifestation du texte » se veut un signe fort adressé aux différentes générations d’auteur/es, une marque d’intérêt à l’égard des écritures nouvelles.
Le collectif troisième bureau

Il est temps d’adopter une autre façon de regarder le monde !
Plus que de raison, il semble normal de prêter de l’attention à ce qui fait histoire, à ce qui relève de l’ordre du spectaculaire, à ce que le monde qui nous entoure choisit de mettre de façon unanime sous les projecteurs. Comme des pies, nous sommes attirées par le clinquant d’un papier doré et nous prenons goût à ce qui relève d’une immédiate perceptibilité. Or, nous oublions que le monde n’est pas uniquement composé de parties (sur)éclairées ; il y a tout ce qui relève du domaine de l’ombre et que nous omettons par conséquent, non par faiblesse ni paresse, mais par habitude de regarder.
« Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière, nous fait-on croire, s’agitent ceux que l’on appelle aujourd’hui, par cruelle et hollywoodienne antiphrase, les quelques people, autrement dit les stars – les étoiles, on le sait, portent des noms de divinités – sur lesquelles nous regorgeons d’informations le plus souvent inutiles. Poudre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du « règne » : elle ne nous demande qu’une seule chose, et c’est de l’acclamer unanimement. »*
Aussi, l’objet du théâtre est de cheminer aux marges : de nous apprendre, à nous spectateurs et lecteurs, à étendre nos capacités de perception, à voir ce qui n’est pas montré, à entendre ce qui n’est pas audible.
« Aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d’innombrables peuples [-lucioles] sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire. »*
Il est temps d’adopter une autre façon de regarder le monde. De réinventer un partage du sensible. De porter de l’intérêt à ce qui semble sans histoire. De revenir à ce qui est sorti de notre champ de vision et que l’on croyait disparu. Et de demander si le travail d’un intellectuel n’est pas de traquer les petites lumières de vie, si ténues fussent-elles. à l’image des lucioles que nous pensons écrasées et anéanties, les dramaturgies que nous présentons à Regards croisés sont comme autant de trouées de lumière qui éclairent l’époque. Chacun-e des auteur-e-s que nous avons choisi d’accueillir cette année pour cette 13e édition fonde son écriture à cet endroit d’exigence : faire parler les émeutes que l’on croit silencieuses, les trous que l’on pensait vides, les pages que l’on voyait blanches.
Chacun des textes qui sera lu prouve qu’un grouillement de vie et de pensées qui se fait aux marges des imageries toutes faites, continue à s’écrire avec des traits n’ayant pas peur de dépasser les cadres. Ces textes ne changeront peut-être rien au cours des choses, mais envisageons-les comme autant de menaces et de renversements possibles du monde qui nous entoure.
Un jour, les lucioles deviendront termites. En attendant, souriez, cette année, on arrête de se calmer.
Magali Mougel
(*) Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit